La promotion du libre-échange par l’Union européenne va-t-elle mettre à mal la cohésion sociale et territoriale de ses Etats-membres, qui constitue pourtant un de ses objectifs ? Dans sa configuration actuelle, le traité transatlantique ou Tafta, partenariat commercial en négociation avec les Etats-Unis, devrait effectivement modifier en profondeur le cadre économique et agricole de certains territoires français.
La Commission européenne a beau y voir un moyen de sortir de la crise économique, ses effets collatéraux risquent par exemple d’aggraver la situation des zones tirant profit des produits et des industries liés à l’identité locale. Dans un entretien accordé début 2015 à la Gazette, Matthias Fekl se voulait toutefois rassurant en présentant le traité transatlantique avant tout comme une opportunité pour les entreprises françaises et le développement économique des territoires.
« Un atout pour la croissance et l’emploi »
« Un accord bien négocié peut être un réel atout pour la croissance et l’emploi en France. C’est pourquoi nous sommes à l’offensive sur l’accès de nos entreprises, et plus particulièrement de nos PME, au marché américain » nous expliquait notamment le secrétaire d’Etat français au Commerce extérieur.
Il est vrai que les Américains sont passés maîtres en matière de protectionnisme économique. Les délégataires français de service public postulant sans joint-venture ont actuellement peu de chances de remporter des appels d’offres outre-Atlantique, compte tenu du « Small Business Act » – règlementation qui réserve 23 à 40% de leurs marchés publics à des PME locales – mis en œuvre depuis 1953 par Washington et certains États fédérés grâce à une dérogation de l’OMC.
Outre cette célèbre « barrière non-tarifaire », le cadre règlementaire américain compte également diverses mesures douanières et normatives. La raison ? Compliquer l’exportation de produits fabriqués par des entreprises européennes plus compétitives que leurs concurrents américains. Cette panoplie législative pénalisant les entreprises étrangères n’ayant pas de filiales implantées sur place figure, aujourd’hui, dans le viseur de Bruxelles et des Etats membres de l’UE.
Mais, occultant les menaces pesant sur le Vieux continent et certains de ses secteurs peu compétitifs et protégés en cas de création effective d’un marché unique avec les États-Unis, Matthias Fekl oublie toutefois que les entreprises européennes telles que Véolia n’ont pas attendu la signature d’un traité transatlantique… pour partir à la conquête du marché américain et tenter d’exporter leurs services, savoir-faire ou encore leurs produits régionaux.
Des effets variés selon les régions
A l’image de la crème chantilly d’Isigny, longtemps bannie des supermarchés outre-Atlantique pour cause de non-respect des normes sanitaires et dont les propriétaires ont fini par installer une usine sur le sol américain. Objectif : contourner cette « restriction aux importations » et satisfaire aux normes en question.
L’industrie du foie gras, surtaxée de 100 % depuis 1999 en représailles à l’interdiction du bœuf aux hormones dans l’Union, a opté pour une stratégie similaire : « Nous investissons dans deux abattoirs dans les Landes pour qu’ils soient compatibles avec les normes américaines », explique Marie-Pierre Pé, déléguée générale du Comité interprofessionnel des palmipèdes à foie gras.
Concernant l’impact sur les territoires, les aires urbaines concentrant les principaux exportateurs de l’économie française tireront probablement profit du traité transatlantique. C’est le cas de l’agglomération toulousaine, le berceau de l’industrie aéronautique et spatiale. Mais, parce qu’ils sont dépendants d’une industrie déjà fragilisée par la mondialisation, certaines régions européennes risquent, en revanche, de perdre une partie conséquente de leurs emplois.
« Le traité transatlantique va favoriser les grands opérateurs transnationaux au détriment des PME, alors que ce sont elles qui irriguent les territoires », met en garde Philippe Bonnin, le maire (PS) de Chartres-de-Bretagne.
Membre de l’Association des collectivités sites d’industrie automobile, l’élu de cette petite commune (7 300 habitants) au sud de Rennes, où sont installés l’usine PSA La Janais et ses multiples sous-traitants, craint qu’un tel traité de libre-échange « accentue la désindustrialisation de la région ».
La renommée des terroirs en péril
Les effets du Tafta se feront également ressentir dans une partie des territoires ruraux. Source d’emplois difficilement délocalisables permettant de maintenir une activité économique dans des zones sinistrées, les appellations d’origines contrôlées (AOC) et autres indications géographiques protégées (IGP) se retrouveraient, de leur côté, sous la menace des marques commerciales.
Craignant une concurrence déloyale, plusieurs chambres d’agriculture font donc de la reconnaissance des labels fondés sur des logiques locales un enjeu de cohésion territoriale à préserver. Au plus grand bonheur des élus locaux : marqueurs de rareté, les AOC, AOP et autres IGP constituent, en théorie, de véritables avantages comparatifs dans la mondialisation.
Alors que, pour la France, seuls 42 des 647 signes de qualité ont été protégés par l’accord économique signé avec le Canada (Ceta), la députée (EELV) de l’Isère, Michèle Bonneton, ne cache pas sa crainte de voir le scénario se répéter pour le traité transatlantique : « Si les produits de nos terroirs ne sont pas reconnus par le Tafta, ils pourront faire l’objet d’usurpations, d’utilisations abusives ou de détournement de notoriété de l’autre côté de l’Atlantique. »
Concrètement ? S’il ne peut pas être vendu aujourd’hui en France, le « champagne » actuellement produit à moindre coût en Californie car ne répondant pas au cahier des charges auquel sont soumis les producteurs français… pourrait l’être demain, avec cette appellation. « Une telle perspective démontre que le savoir-faire de nos régions doit faire l’objet d’une protection réelle », conclut la parlementaire écologiste.
Dérégulation sans limite du secteur agricole
Très active en matière de lobbying selon l’ONG « Corporate Europe Observatory », il apparaît clairement que l’industrie agroalimentaire européenne profitera de la signature d’un traité transatlantique. Effectivement, la dérégulation du secteur agricole dans lequel subsiste un certain nombre de « barrières non-tarifaires » et l’harmonisation des normes sanitaires devrait lui permettre prochaine d’exporter certains produits laitiers et notamment des fromages aux Etats-Unis.
Synonyme d’ouverture d’un marché de plus de 300 millions de consommateurs à fort pouvoir d’achat, le Tafta représente donc une réelle aubaine pour des géants mondiaux tels que Lactalis. Et ce surplus d’activité devrait indirectement faire les affaires de quelques collectivités, telles que la communauté d’agglomération de Laval (Mayenne) où est historiquement implanté ce groupe familial.
Si les élus lavallois peuvent escompter des rentrées d’impôts locaux (comme la contribution sur la valeur ajoutée des entreprises) plus importantes, rien ne dit, toutefois, que Lactalis, qui possède désormais des centaines de sites de production répartis dans 37 pays, créera des emplois dans ce département rural.
En revanche, une chose est certaine : la Mayenne ressentira les effets de la baisse des droits de douane également prévus par le projet de traité. « L’exposition du marché européen aux exportations américaines accélérera la disparition de milliers d’exploitations n’ayant pas privilégié un modèle productiviste, particulièrement dans les régions à forte production bovine comme l’Ouest de la France » annonce Emmanuel Aze, syndicaliste de la Confédération paysanne.
Des politiques publiques menacées
Pour compenser la libéralisation des échanges alimentaires mondiaux accélérée par la politique agricole commune (PAC) telle que défendue par le ministère français de l’agriculture et l’Union européenne, plusieurs conseils généraux et régionaux mais aussi quelques municipalités comme Saint-Etienne mettent en œuvre des politiques locales volontaristes. Quitte, s’il le faut, à contourner l’esprit libéral du droit de la concurrence.
Au cours de la dernière décennie, leurs services de restauration collective se sont ainsi de plus en plus approvisionnés auprès de producteurs locaux. Bien qu’encouragée à le faire de façon assez paradoxale par le ministère de l’agriculture qui a édité un guide spécifique, cette manière d’infléchir la dérégulation du secteur agricole et de prendre ainsi le relais en matière d’aménagement du territoire et de cohésion sociale deviendrait, demain, impossible si le régulateur venait à être soumis au rôle de régulé.
« Si une crise des éleveurs de bovins venait s’ajouter à la réduction déjà continue des surfaces agricoles exploitées, on peut imaginer que le conseil général de la Mayenne tentera de trouver des astuces juridiques pour créer de nouveaux débouchés aux producteurs locaux. Notamment dans les collèges ou les maisons de retraite. Avec le risque nouveau, néanmoins, d’être poursuivi devant la justice privée par des importateurs américains», s’alarme Emmanuel Aze, producteur fournissant les cuisines du Parlement et de l’Elysée.
Contrairement à la réduction assez nette des marges de manœuvre de l’ensemble des collectivités, les effets du traité transatlantique sur les territoires – en tant que support physique des activités économiques – sont variables et plus difficiles à prévoir. Il apparait toutefois assez clairement que ceux déjà fragilisés par la globalisation devraient prendre conscience au plus vite des incidences du Tafta… sous peine de lendemains difficiles.
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Traité transatlantique : les collectivités locales en alerte
Sommaire du dossier
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- A Barcelone, des collectivités européennes s’allient contre le TAFTA
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- Le front de contestation contre le traité transatlantique s’élargit
- Le tissu économique local est-il menacé par le Tafta ?
- « Les élus locaux ont les moyens de limiter les effets du libre-marché » – Pierre Bauby
- Traité transatlantique : ce qui pourrait changer (ou pas)
- Tafta : un réel danger pour nos marchés publics
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